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Spoutnik
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15 janvier 2004

Clair obscur : 138 respirations

Lorsque la lumière s'alluma, il se réveilla en sursaut. Pendant de longues minutes, il resta comme hébété. Puis, lentement, il émergea de cette somnolence. Le sifflement sourd recommençait déjà à résonner dans sa tête. Le lourd bruit de fond se déployait également de ses tempes jusqu'à ses yeux, écrasant tout sur son passage. Aucune sérénité ne peut résister à de pareils flots. Des points de douleur apparaissaient derrière ses oreilles, sur le côté de la nuque. La lumière trop puissante enfonçait des dards acides dans ses yeux. Ils le brûlaient atrocement.

ll ne savait pas encore s'il était allongé ou assis. Assis sans doute, car ses genoux lui faisait mal. Au point où il en était, une seule idée parvenait à son esprit : il s'était effectivement endormi, puisqu'effectivement il venait de se réveiller. C'était une certitude. Mais combien de temps son sommeil avait il duré ? Combien de temps l'avaient-ils laissé dormir. Une minute, dix minutes, une heure, une journée entière ?

Délicatement, il s'employa à déployer ses jambes. L'équilibre allait revenir, mais la fatigue était comme une armure de plomb. Son corps était figé dans une gangue et il ne pouvait pas encore le bouger. L'un après l'autre, ses membres se réveillaient de leur engourdissement. Tout d'abord, ses côtes lui faisait mal. Ses reins également étaient douloureux. "Respirer, se rappela-t-il, respirer, je dois respirer". Chaque souffle avalé était une petite lutte. Malgré les sifflements aigus, l'air froid parvenait à pénétrer jusqu'au fond de ses poumons. La chimie fonctionnait encore et la chaleur s'y fabriquait. Il lui arrivait parfois d'avoir l'impression de se nourrir rien qu'en respirant cet air froid. Son souffle était également sa seule horloge. Alors, il se remit à compter chacune de ses respirations, comme il l'avait fait la veille, ainsi que tous les jours précédents. "Un ... deux ... trois ...". Quand il dormait, il perdait toute notion du temps. Quant il était éveillé, par contre, il comptait. Depuis combien de temps comptait-il ? Il ne le savait plus, mais il se retenait à cette idée, "respirer encore et compter". "quatre ... cinq ... ." La fatigue qu'il ressentait était un gouffre s'ouvrant au dessous de lui.. Le sommeil l'appelait à chacun des chiffres qu'il égrenait. Mais il ne pouvait dormir que lorsqu'il en recevait l'autorisation. Sinon, c'était pire. Il en avait fait l'expérience douloureuse. "quinze ... seize ... dix sept ...". Comme ils avaient besoin que son corps tienne encore un peu, il lui donnait parfois l'ordre de dormir. "Dors !" entendait-il alors et il se laissait aller.

Doucement , il ramena ses mains sur ses genoux. "Vingt cinq ... vingt six ... vingt sept ...vingt huit ... ". Il savais désormais qu'il était assis, puisque ses mains parvenaient à toucher ses genoux. Avait-il dormi assis ou bien venait il déjà de se redresser ? Il n'en savais rien. Il n'avait pas encore froid mais cela viendra vite. Ses yeux se fixèrent sur ses mains. Elles étaient noires. Noires du sang qui avait coulé de ses ongles arrachés. Les bandes entourant ses mains étaient maculés de sang séché. Le souvenir de l'arrachage de ses ongles lui revint aussi brusquement qu'un élancement apparaissait dans ses doigts. Il se demanda si ses ongles repousseraient ou si ses doigts allaient rester comme cela. "Trente quatre ... trente cinq ... trente six ... ". Sa mâchoire le faisait également souffrir. Il savait qu'il avait perdu quelques dents.

Petit à petit son esprit sortait de sa léthargie sous les coups de questions qui s'y insinuaient. Allaient-ils l'autoriser à vivre ? Que lui reprochaient-ils? Depuis combien de temps était-il là ? Il n'en savait rien. Il n'avait aucune réponse. Il n'existait plus. "Quarante deux ... quarante trois ...". Fait-il jour ou fait-il nuit ? Cela fait-il deux semaines, un mois, deux mois qu'il n'avait pas vu le jour ? Il n'en avait aucune idée. Son sang se mit à battre jusque dans ses tempes, permettant à la peur de remplacer la douleur.

Un coup de pied dans la porte le fit sursauter. Il observa avec intérêt la cellule dans laquelle il était assis. Dans la lumière crue, il regarda le sol en béton et levant les yeux, il parcouru les murs jaunâtres. Aucune fenêtre ne venait rompre leur dureté. Un lit en métal, soudé au sol, une couverture sale. Un pot vide servant indifféremment de carafe et d'urinoir. Cet endroit était devenu son seul univers. Cette cellule était pleine de ses peurs et c'était là où il avait perdu ses souvenirs. Son rythme cardiaque s'accéléra encore. "Cinquante cinq ... cinquante six ... cinquante sept ... on y arrive ...".

La porte s'ouvrit et des gardiens entrèrent en hurlant. Toujours les mêmes mots, les mêmes ordres, les mêmes contraintes. Il les contempla d'un air morne mais ne bougea pas. Il senti son corps être levé par leurs mains qui s'emparaient de lui. L'espace d'un instant ses pieds ne touchèrent plus terre, alors qu'il était violemment projeté contre le mur. Ses épaules se tassèrent sous le choc. Il s'effondra lourdement sur le sol, entre les pieds de ses gardiens. Seule la froideur du béton l'empêcha de sombrer complètement dans l'inconscience. "soixante quinze ... soixante seize ...". Les mêmes mains le saisirent à nouveau. Ils le soulevèrent brutalement. Ses pieds raclaient le sol alors qu'ils le traînaient. Ils quittaient la cellule et entraient dans le couloir sombre. Le passage de la lumière à l'ombre lui reposa les yeux. "quatre vingt cinq ..."

Lentement ... doucement ... ses yeux se fermèrent alors qu'ils transportaient son corps. Une chambre ... La lumière clémente d'une fin après-midi. Il est allongé. Ses doigts malaxent le sein d'une femme. Sa main caresse cette poitrine, effleure les côtes et s'arrête à la base du cou. De dehors proviennent des bruits de rue. Un tramway passe, des éclairs électriques l'accompagnent. Des voitures circulent. Sa bouche se joint à une autre bouche. Il embrasse. Il dévore. Une radio diffuse un discours ponctué d'applaudissements. Son corps se colle à un autre corps. Son corps se fond dans un autre corps. Il s'enflamme.

"Cent vingt deux ...". Il sorti de sa torpeur alors que les gardiens s'arrêtaient devant la porte. Pendant tout ce temps il avait continué à compter : "respirer et compter ". "Cent vingt trois ... Cent vingt quatre ... ". Ils le remirent sur pied. Comme à leur habitude, il firent mine de lui remettre délicatement ses cheveux en ordre et tirèrent sur sa tunique comme pour lui redonner allure. Ils frappèrent à la porte puis l'ouvrirent. A nouveau une lumière aveuglante l'obligeant à fermer les yeux. Un bureau. Ils l'accompagnèrent, jusqu'à une chaise dans laquelle il le firent s'asseoir.

"Cent trente cinq... Cent trente six ... Cent trente sept ... Cent trente huit ...". De derrière le bureau, lui vint une voix qu'il connaissait. Son juge d'instruction lui parlait.

- "Alors Camarade, vas tu enfin confirmer tes aveux aujourd'hui ?".

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