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11 octobre 2004

Cette chère Liselotte

Il y a quelque jours, je reçus une lettre officielle, une de plus. Le gouvernement guatémaltèque m'annonçait qu'il souhaitait me distinguer pour services rendus à la sa grande patrie. J'étais convié à une cérémonie officielle à l'Ambassade du Guatemala à Paris, pour m'y voir remettre une décoration, une de plus, d'ailleurs une des plus hautes distinctions de ce pays. La cérémonie serait suivie par un dîner officiel, dans les salons de la résidence de l'Ambassadeur. Tout cela était prévu pour dans une dizaine de jours.

Quelques temps plus tard, à force de persuasion, je réussis à convaincre Liselotte Pulver de m'accompagner à cette cérémonie. Il me tenait à coeur qu'elle soit là. Elle accepta de surseoir momentanément à sa réticence singulière envers ce genre de soirées, plus par curiosité que par habitude de renoncement.

Les soirées de l'Ambassadeur du Guatemala sont toujours les moments d'une intense activité mondaine. Les convives sont triés sur le volet et la qualité de la table est connue, même louée parfois dans certaines chancelleries.

Le jour dit, nous entrâmes tous deux dans les salons de l'Ambassade, Liselotte Pulver se tenant à mon bras. Je portais un costume noir strict mais élégant. Elle revêtait quant à elle une robe longue rouge foncé, éblouissante de simplicité, empreinte tout de même d'un chic élaboré, tout à fait en accord avec son personnage. Ses longs cheveux blonds vénitiens étaient pour l'occasion relevés en un chignon aérien mettant ainsi la finesse de sa nuque en valeur. Elle était magnifique et tant son allure que sa démarche exprimaient la certitude de ce fait.

La cérémonie se passa comme doivent se passer de telles cérémonies, de façon guindée. Nous eûmes droit à un discours convenu, fort heureusement d'une longueur tolérable. Je me tenais en avant, donnant le dos à la foule d'invités, de guatémaltèques de Paris, de représentants de la presse internationale et des autres ambassades, qui tous patientaient derrière. Je n'eus le temps que de faillir m'ennuyer. A la fin de l'allocution, l'Ambassadeur s'approcha de moi :

- Au nom du Gouvernement Guatémaltèque, j'ai l'honneur de vous élever au rang de Grand Chevalier du Grand Condor d'Or, preuve de votre mérite et votre abnégation au service de notre grand peuple. Je précise que c'est la première fois que cette haute distinction est remise à un ressortissant étranger.

Il me passa alors le Grand Ruban de l'ordre du Grand Condor d'Or, me donna une chaleureuse accolade et la cérémonie fut conclue par des applaudissements fervents. Il était maintenant le temps du champagne et des plateaux de petits fours. Nombreux vinrent me féliciter ou me congratuler.

Liselotte me rejoint, avec un de ses sourires ambigus qu'elle affectionne lorsqu'elle se trouve dans des soirées mondaines. Je ne pense pas qu'elle s'ennuyait vraiment, mais je suis certain qu'elle désirait me montrer qu'elle refusait de participer à liesse générale qui me célébrait.

Deux heures plus tard, nous étions installés dans les salons de la résidence officielle. Pour le dîner. Comme il se devait, je fus placé à la droite de l'Ambassadeur. Liselotte Pulver, car elle m'accompagnait, se retrouvait assise à sa gauche. Connaissant la demoiselle et voulant éviter tout incident, je précisais discrètement au responsable du protocole les quelques mets que savais être détesté par Liselotte. Par chance, aucun d'eux n'avaient été cuisinés ce soir.

La discussion, là encore, fut des plus convenues. Les banalités habituelles, quelques petits rires se faisant entendre ça et là, des propos courtois, rien de plus. Je crois me souvenir que l'Ambassadeur et moi, à un moment, nous avons parlé d'Opéra :

- Avez vous pu assister à la première de Traviata, à Aix-en-Provence cet été ? me demanda-t-il dans un français parfait, à peine enrichi d'une pointe d'accent hispanisant.
- Non Excellence, malheureusement je n'y étais pas. J'étais à l'étranger à l'époque, en déplacement. Mais par contre, il m'a été rapporté que l'interprétation de Mireille Delunsch fut, semble-t-il, lumineuse ... et la mise en scène de Peter Mussbach a parait-il littéralement renouvelé l'oeuvre.
- C'est absolument vrai et Daniel Harding dirigea l'orchestre avec une grande maestria. Ce fut une soirée inoubliable !
- Vous m'en voyez ravi, Excellence.

A un moment, l'Ambassadeur se tourna vers Liselotte Pulver. Se penchant légèrement vers elle, il lui glissa quelques paroles à l'oreille. Attentif, j'observais la scène. Elle fit mine d'écouter, parue interloquée et se redressa soudain. Elle lui lança d'abord un coup d'oeil furieux. Puis dans un geste vif, sans rien dire, elle lui jeta son verre d'eau à la figure. Trempé, l'Ambassadeur resta coi. Etonné mais imperturbable. Tout les convives autour de la table, moi y compris, se figèrent. Doucement, Liselotte se leva de table. Son fauteuil produisit en reculant sur le parquet un bruit déplacé dans le silence glacial qui venait de s'instaurer. Observée par une vingtaine de paires d'yeux, toujours sans un mot, elle quitta la table, l'air outrée. Se dirigeant vers la porte où un membre du service d'ordre commençait à paniquer, elle s'arrêta au bout de quelques mètres, comme si elle réfléchissait. Puis, délicatement, le pas presque léger, elle revint vers la table. Elle s'approcha de l'Ambassadeur et déclara d'une voix forte : "Monsieur, ce n'est pas comme cela que l'on traite une jeune fille de ma qualité, vous ne méritez que mon mépris", tout en lui infligeant une gifle sonore. La mine cette fois-ci réellement courroucée, elle se retourna à nouveau et d'une démarche lente, elle quitta la salle. Son dos, dans sa robe rayonnante, laissa une impression d'équilibre et de permanence.

Le visage de l'Ambassadeur s'était métamorphosé, passant du rouge au blanc. Aucun convive n'avait encore pour l'instant prononcé le moindre mot. Tous se contentaient de regarder l'air hagard de l'Ambassadeur, soit moi, comme hypnotisés par cette scène.

Pour ma part, j'observais le départ de Liselotte sans intervenir. Décidant de passer à autre chose, je levais mon verre et déclarais tout haut :
- je propose de lever notre verre à l'amitié entre les peuples.
Ma proposition eu pour mérite de briser instantanément la glace qui semblait avoir recouvert l'assemblé depuis le verre d'eau. Tous semblèrent apprécier cette diversion. Tous les verres furent levés puis bus. Les conversations reprirent, comme il se doit en pareilles circonstances. L'Ambassadeur en profita pour sortir discrètement. Il revint quelques minutes plus tard, ayant entre temps changé de veste et de chemise. Le dîner continua, comme si de rien n'était.

Quelques temps après, en aparté, je lui demandais :
- Mais Excellence, qu'avez vous dit à Liselotte Pulver pour l'avoir mise dans un état pareil ?
- Mais je ne comprends pas, me répondit-il avec son accent chantant. Je lui ai juste demandé si elle appréciait le dîner.
- Rien de plus, en vous êtes sûr ?
- Non rien de plus, vous avez ma parole, me déclara-t-il avec tellement de sincérité que je ne pus que le croire.
Je me tus quelques secondes puis, doucement, je rajoutais
- Ah Liselotte ! Liselotte ! Elle est parfois incompréhensible. Mais savez vous, je pense qu'elle me ressemble à sa façon. Elle est comme mon mauvais caractère qui s'exprimerait au travers d'elle. Vous ne lui en tiendrez pas rigueur j'espère ? Et puis de toute manière, vos invités auront ainsi quelque chose à se souvenir de cette soirée. C'est toujours comme cela avec elle. Elle impressionne la mémoire comme d'autres impressionnent la pellicule. C'est cela le talent.


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