Je m’appelle Spoutnik et je vous regarde dans le métro
Même si j’ai plutôt tendance à
naïvement faire confiance aux autres, mon inclinaison naturelle
m'entraîne - elle - à les détester collectivement. A les vomir de
dégoût. Les hommes, surtout. Les femmes, elles, trouvent parfois une grâce
relative à mes yeux, mais
uniquement lorsque leur physique ou leur apparence m'inspire. D’autant qu’elles me distraient souvent du triste
spectacle qui m’entoure. Les hommes, eux, jamais. Au contraire, ils
salissent l’ensemble.
Un jour, il y a peu, dans le wagon d’un
métro, un homme se livrait à une étrange gymnastique. Il s’adonnait à
des séries gestes, comme s’il se trouvait dans un quelconque portique
de salle de sport, sauf qu’il était dans le métro. Il multipliait les
mouvements d'étirement. Une jambe allongée, un bras qui s'étire, une
tension sur la barre. Une flexion, un allongement, un fléchissement, un
étirement. Le cou à droite, le cou à gauche. La colonne vertébrale qui
se tend. Ses gesticulations font qu’il s’étire et se contracte. Je le
regarde longuement comme captivé par cette pantomime. D'abord effaré de
le voir ainsi polluer mon environnement visuel par ses gestes. Puis,
réellement dégoûté par un tel déballage de matières humaines. Pire,
j’étais assailli et me sentais souillé de l’image de ses muscles se
serrant et se desserrant au gré de ses mouvements. Il me fallu regarder
autre part, avant que d’être pourquoi pas contraint de penser à des
poils et pourquoi pas à de la transpiration humaine. Et en arriver
jusqu’à peut-être imaginer la sentir. Les murs sombres, uniformes et
magistralement stériles du tunnel m’ont soudain paru captivants. Et
surtout, eux, ils n’avaient pas une tête de chef de service.
Dans
le métro, toujours, à un autre moment. Moi, je déteste regarder mes
pieds quand je marche. Mais je constate que beaucoup le font. Et même
ne font que cela, regarder leurs pieds. Surtout ne pas regarder devant
ou sur le côté, il risque de s’y passer quelque chose. Non, regarder en
bas, comme si la seule pensée est de savoir sur quoi marcher l’instant
d’après. Unique préoccupation. Des pensées simples. Simplifiées à
l’extrême. Surtout ne pas réfléchir. Individus lambda d’un troupeau
lambda. Des innocents. Qu’ils le restent. Ne valant rien ou pas grand
chose. Désormais, dans le métro, la signalétique moderne et tragique,
faite pour eux, et sortie de l’esprit de « communicants » malades et
sur payés impose justement de regarder sous ses pieds en marchant. Pour
suivre un chemin précis, des pas dessinés, collés au sol, indiquent la
direction et rejoindre telle ou telle ligne de métro. Madame, où est la
ligne 14 s’il vous plaît ? Suivez les pas bleus au sol, Monsieur, ceux
dans lesquels il est écrit 14 ! Pratique ! Mais surtout efficace. Car
n’est-ce pas surtout une efficace façon d’apprendre à nos contemporains
à courber la nuque. Regardez le sol, votre nuque courbée s’ouvre alors
à l’épée du matador. Belle mise à mort collective. Le pire est
qu’aucune bronca ne se lève. L’Etat, bon berger de moutons qu'il conduit
paître, a tout à gagner à pasteuriser ce troupeau aux pensées
stériles. La révolution n’aura jamais lieu. Les moutons, plutôt que de
penser, pourquoi donc penser, pensez vous donc ? se contentent de faire
de la gymnastique dans le métro. Pour ne pas perdre de temps. Pour être
en forme. Avec une brave tête de chef de service. Pour le meilleur et
pour le pire.
Et eux là. Qui sont-ils ? Ils sont deux. Un bon
petit couple qui se donne la main. Ils avancent. Dans le métro. Encore
dans le métro, allez-vous me dire ? Et oui, j’y ai mes habitudes et moi
je ne regarde pas sous mes pieds quand j’avance. Alors je vois. Je vois
les autres. Je vous vois donc. Oui vous ! Et je rigole. Le plus
souvent. De votre pathétique habitude de vous croire vivants. De votre pathétique habitude de vous croire dotés de libre arbitre. J’aurais même envie d’en pleurer. Mais rassurez-vous, je me contrôle. Le plus souvent. Et eux deux ? Ces deux là qui
avancent. Regardent-ils aussi leurs pieds ? Sont-ils libres ?
Peut-être pas. En tous cas, ils se tiennent par la main, très fort. Ils se
tiennent par le bras, par le corps, par tout. Une abjecte passion
mutuelle dégouline de leur posture. Ils s’aiment, cela se voit, alors ils se
soutiennent, cela se voit. Ils s’aiment, alors ils se collent. Ils s’agglutinent l’un
à l’autre. Ils s'absorbent. Ils ne sont qu’un. Ils s’amalgament. Deux masses de chairs.
Ils avancent dans la vie en se tenant si fort qu’aucun d’eux ne peux
plus s'en détacher. Leur amour suinte. Leur amour devient une
seconde nature. Les avez-vous vus ? Oui, très souvent. Deux êtres ne
faisant qu’un. Se tenant très fort. Trop fort. Si moches, si laids.
Tous les deux. Leur amour, l’un pour l’autre, effrayant, égal
à leur laideur. D’ailleurs ils s’aiment si fort car ils sont si laids.
Et si heureux de s’être trouvés. C’est si réconfortant. Surtout que leur
laideur est si partagée. L’un et l’autre, hydre bicéphale. Heureusement. La nature est donc
bien faite car elle aime l’équilibre. Surtout l’équilibre de la
laideur. La laideur est la constante essentielle du monde. Et la laideur arrête même le temps tellement elle
est absolue.